Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli




Le mage du Kremlin, ou Il mago del Cremlino en version originale, parle de la Russie. Un sujet qui ne manque pas de susciter l'attention du public et des dirigeants occidentaux, comme hypnotisés par un pays, un peuple et un dirigeant qu'ils connaissent en définitive fort mal. Méconnaissance que les intéressés comblent par une projection de leurs fantasmes, faisant de la Russie un repoussoir politique autant qu'un objet médiatique privilégié, où l'objectivité n'a guère de prise.

Alors que peut bien apporter cet ouvrage au style fluide - parfois elliptique puisque l'on enchaîne les époques en chapitres successifs - qui vise à nous conter les coulisses d'un lieu emblématique de la politique nationale et internationale russe? 

Et bien beaucoup de connaissances précisément sur un monde que les occidentaux considèrent comme une farce grotesque de leurs propres régimes alors qu'ils n'ont jamais saisi que ce pays est une entité sui generis et non une copie malfaçonnée.

Plus concrètement, l'auteur italien prend prétexte d'un rendez-vous impromptu offert à son narrateur - dont l'identité n'est jamais mentionnée mais que l'on sait lecteur assidu d'Evgueni Zamiatine - afin de venir à la rencontre d'un des conseillers du Tsar (le surnom du dirigeant), en l'espèce Vladimir Baranov (un personnage fictif mais très fortement inspiré de Vladislav Sourkov). La plongée est à la fois temporelle (des années soviétiques agonisantes jusqu'aux années 2010), spatiale (l'on navigue entre Moscou, Grozny, Stockholm, Washington et Donetsk) et intellectuelle (c'est une plongée dans la psyché russe). 

Le véritable personnage principal est ce conseiller, fils d'apparatchik, anarchiste créatif et producteur d'émissions de télé-réalité jusqu'à ce qu'il croise la route d'un oligarque, Boris Bérézovski. Ce dernier, sponsor du déclinant Boris Eltsine dont il sauva l'élection de 1996, comprit qu'il fallait un autre candidat pour 2000 et s'orienta vers le jeune et discret chef du FSB - l'héritier du KGB pour le renseignement intérieur - de l'époque, Vladimir Poutine.

Subtilement, Baranov se fera débaucher par le futur homme fort du pays pour devenir le metteur en scène du retour de la puissance russe dont il suivra les convulsions dans ses malheurs (naufrage du submersible Koursk) et ses bonheurs (cérémonie des Jeux Olympiques de Sotchi). Le tout magnifié par sa romance avec la maîtresse de l'oligarque - et détenu - Mikhaïl Khodorkovski.

L'ouvrage est l'occasion d'une plongée dans un monde hybride, fait de soubresauts violents tout autant destructeurs que créateurs, avec des réflexions sur la fameuse âme russe qui tient moins à la résistance à un régime quelqu'il soit qu'à une résistance aux éléments naturels merveilleux et impitoyables. Baranov saisit vite qu'il vaut mieux accompagner et naviguer que se faire emporter et balloter par les évènements.

Reste un passage énigmatique, comme rapiécé d'un essai de futurologie, où l'auteur se laisse aller à l'ébauche d'une société mondiale mais surtout occidentale future, où les peuples fatigués de leur histoire se laisseraient aller à une illusoire obsession sécuritaire en jetant dans la balance faussée toutes les libertés chèrement acquises par leurs ancêtres. Une resucée très lapidaire du devenir des régimes démocratiques décrit au XIXème siècle par Alexis de Tocqueville, mâtinée de la vision d'Evgueni Zamiatine. Avec l'ajout du rôle des machines comme viol de l'identité humaine plus que de son effacement.

C'est l'un des attraits de cet ouvrage que de relancer l'intérêt sur les œuvres du russo-soviétique Zamiatine, notamment son livre majeur, Nous (Мы), décrivant une dystopie qui aurait inspiré 1984 de George Orwell.

Pour le reste, le mage du Kremlin décrit un maître du Kremlin sous ses différents aspects, une personnalité faite d'ombre et de lumière, avec le credo principal du redressement de la Russie et l'imposition du respect d'icelle auprès de la communauté internationale. Ni hagiographie ni pamphlet, Le mage du Kremlin se veut surtout une plongée presque documentaire plus que romanesque dans les coulisses d'un lieu hanté par les spectres du passé, à commencer par Ivan le Redoutable (ou le Terrible). L'auteur en profite aussi pour égratigner les occidentaux qui n'ont pas su, ou voulu, comprendre les aspirations du peuple de ce pays, pensant uniquement au profit qu'ils pouvaient réaliser en optant pour l'adoubement d'une oligarchie considérée comme amicale puisque habituée aux places festives où elle se mélangeait à ses propres élites.
L'un des moments les plus poignants se situe dans l'évocation de la disparition du père de Baranov. Ce dernier avait été un bon homo sovieticus, un intellectuel apparatchik ayant toujours donné satisfaction au pouvoir en place, lui ayant permis de gravir les échelons malgré ses origines aristocratiques. Cependant, au moment de bénéficier des honneurs funéraires dus à cette fidélité, son monde venait de changer, remplacé par la vulgarité et la fatuité d'une nouvelle époque où l'argent et l'éphémère devinrent les seules valeurs cardinales de cette société chambardée.
Vladimir Poutine trouva un équilibre entre le passé révolu et le présent disloqué, ce qui peut être résumé par cette phrase qui a souvent été galvaudée : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête ».

Au final, un livre qui se lit très fluidement, où le béotien des affaires russes en apprendra davantage que dans les médias de grand chemin où trop souvent l'imprécation tient lieu d'explication alors que la complexité de la société et du pouvoir russes méritent bien mieux que les caricatures contemporaines. Au niveau des regrets, des périodes temporelles ou des évènements expédiés en quelques mots ainsi qu'une romance charpentée de manière quelque peu factice.