La France au bout de quel tuyau? [2008]

Le présent article date de 2008. Depuis cette date, GDF est devenu ENGIE (fusion de GDF et de Suez) et a rejoint le projet Nord Stream à hauteur de 9% de l'actionnariat ; le gazoduc Nabucco a été abandonné sans bruit médiatique en 2013 et les tuyaux Nord Stream 1 & 2 ont été sabotés en 2022 suite au conflit russo-ukrainien. Cependant, l'analyse parue mettait l'accent sur une réalité toujours aussi contemporaine : la dépendance de la majorité des États européens à des ressources fossiles. Ces dernières doivent impérativement cumuler trois critères : 
  1. être relativement accessibles ; 
  2. être à coût modéré ;
  3. être en quantité suffisante pour le développement.

Article paru sur Agoravox le 15 février 2008
 

Dans cette toile d’araignée qui prend forme au sein du territoire européen, le maillage des gazoducs exprime à la fois le besoin comme la dépendance énergétique du vieux continent. Au sein de ce jeu géoéconomique d’envergure de par les dimensions géographiques comme économiques, la France n’est pas encore fixée sur son rôle réel et la Turquie ne semble pas vouloir lui faciliter la tâche... Entrons dans les coulisses de cette opération d’envergure.

Au départ existe le tentaculaire Gazprom, dont viennent d’être fêtées en grandes pompes les 15 années d’existence [1]. Ensuite, survient la crise gazière entre l’Ukraine et la Russie en décembre 2005/janvier 2006, qui fit prendre conscience à l’Union européenne, par des perturbations plus ou moins sérieuses, de la fragilité de son approvisionnement en cas de crise affectant un pays où transite l’or bleu. Puis arrive la décision du même Gazprom de pallier ces problèmes avec son proche étranger en multipliant les nouveaux gazoducs, tel Nord Stream, véritable ligne directe entre la Russie et l’Allemagne (dont un tronçon sous-marin représentant une réelle prouesse technique puisqu’il devrait s’étendre sur presque 1 200 kilomètres) et South Stream où la Russie ambitionne de relier les pays d’Europe du Sud via la mer Noire. Pour parachever le décor, le projet Nabucco est lancé mi-2006 par un groupe d’Etats décidés à s’affranchir de la mamelle Russe : y prendront part la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche avec pour objectif de s’approvisionner au Turkménistan, en Azerbaïdjan et... en Iran !

Mais quid de la France dans ce schéma me demanderez-vous ?
Hé bien, ce n’est pas simple. Disons à la fois sur les deux tableaux : South Stream et Nabucco.
En réalité, c’est toute l’ambiguïté de la politique énergétique française sur la question : Nicolas Sarkozy avait affirmé lors de sa visite en Hongrie le 14 septembre 2007 voir la France associée au projet Nabucco. Souhait réitéré le 4 février 2008 lors de son séjour en Roumanie.
Cependant, il y a parfois un gouffre entre un souhait et la réalité effective de l’opération, et Gaz de France l’a appris récemment à ses dépens en se voyant refuser l’entrée au sein du club, le groupe énergétique Allemand RWE AG lui ravissant la place sollicitée.

Plusieurs conjectures ont bien entendu été avancées au sujet du rejet de la candidature de GDF : insuffisance de l’apport financier et technique en faveur du projet ; lobbying intensif et efficace du concurrent allemand ; opposition de la Turquie pour protester contre la reconnaissance par voie législative du génocide arménien par les assemblées françaises, en sus des déclarations du président français sur l’entrée de ce pays au sein de l’Union européenne... Voire toutes ces raisons en même temps.

Pour autant, la situation est-elle définitivement compromise ? GDF ne s’y est pas trompé et s’est lancé dans une partie de poker menteur : la compagnie gazière s’étant déclarée prête à entrer de plain-pied au sein du programme South Stream, et lier ainsi son destin avec le consortium russo-italien Gazprom-ENI.
De la sorte, GDF manifeste son intérêt pour cette alternative qui pourrait lui permettre de nouer un partenariat juteux et ambitieux avec deux grandes pointures européennes du secteur. Et dans le même temps, signifier son vif mécontentement vis-à-vis des membres du projet Nabucco, de façon suffisamment prononcée mais sans franchir le seuil irrémédiable de non-retour.

Deux points complémentaires à apporter pour mieux appréhender les enjeux relatés dans cet article :
Il est évident que Nabucco est sur le papier un projet porteur de beaucoup d’espérances : les données techniques parlent presque d’elles-mêmes. 3 300 kilomètres de pipeline et 13 milliards de mètres cube délivrés annuellement, avec un pic à 31 milliards avancé par certains spécialistes, pour un coût estimé à 5 milliards d’euros et dont l’entrée en activité effective est prévue pour 2013 (tout comme South Stream par ailleurs). Or, certains experts mettent en doute la rentabilité du projet puisque le pic annoncé dépend en grande partie du rôle que jouera l’Iran [3], et l’on sait actuellement que la stabilité future de ce pays est toute sauf assurée. De plus, soufflant le chaud et le froid, Gazprom a récemment envisagé sa participation en tant que partenaire du programme [4] ! Bluff certainement, il n’empêche que le géant russe place ses pions, directement ou indirectement comme récemment avec le rachat de la principale société serbe énergétique, NIS [5].
Le deuxième point concerne Gaz de France qui est en pleine incertitude quant à sa fusion avec Suez. Et l’on sait que l’incertitude est un facteur peu apprécié lors des négociations de haut vol.

Bien entendu, l’article est très synthétique, ne rentrant guère dans les querelles de techniciens pour mieux se concentrer sur le rôle de la France à travers son représentant GDF tout en soulignant le jeu très serré entre les pays participants, louvoyant entre ressentiment et double jeu.
Il n’empêche que GDF est dans une position critique car il n’est pas exclu que sa décision fera du groupe un acteur majeur européen ou une proie tentante par sa mise à l’écart des principaux réseaux de distribution en devenir.

Affaire à suivre de très près ces prochains mois...

Crédit photo : AFP

MAJ du 18 février 2008 :
Gaz de France (GDF) a retiré sa candidature au projet européen de gazoduc Nabucco, a affirmé le secrétaire d'Etat français chargé du Commerce extérieur Hervé Novelli, au premier jour d'une visite en Turquie.
Source : AFP