Internet : catalyseur d'un nouveau paradigme économique, générationnel et géopolitique [2011]
Malgré son apparence purement sociale, le récent mouvement Ibérique appelé « Indignados » fut aussi très fortement lié aux problématiques relatives au cyberespace. Par l’utilisation des moyens de communication bien entendu, mais aussi du point de vue idéologique. Ce mouvement, El movimiento 15 de mayo, est un phénomène social d'envergure résultant de la convergence de plusieurs facteurs : crise économique frappant principalement la population la plus jeune ; désenchantement envers une classe politique considérée comme trop dépendante des lobbies et déconnectée des réalités ; dévoiement de la démocratie qui échapperait aux individus pour être captée en les mains de professionnels ; refus d'un trop grand écart entre les revenus des les plus riches et des plus pauvres. Un mouvement qui s'il peut s'apparenter aux révolutions Arabes (ne serait-ce que par l'emploi massif des nouveaux moyens de télécommunications en général et des réseaux sociaux en particulier) n'est pas à découpler des mouvements sociaux ayant frappé Islande, Lituanie, Lettonie, Grèce et Grande Bretagne depuis 2009. Il est d'autant plus symptomatique qu'il contient dans l'une des huit thématiques abordées par ¡Democracia Real YA! l'abolition de la loi SINDE, en son point 7 : No al control de internet, abolición de la Ley Sinde. Symptomatique d'une prise de conscience suivie de réprobations actives quant au devenir de l'Internet promu par certains gouvernants et puissances économiques. Et qui ne saurait être purement circonscrit au territoire Ibérique car des rives Américaines à l’île-continent d’Australie en passant par le Maghreb et le Mashreq, un mouvement générationnel est en train de naître, de se structurer autour du phénomène Internet et de bruire de son mécontentement en énonçant des problématiques contemporaines…
Des Indignados à Obama en passant par la neutralité d'Internet
La Ley de Economía Sostenible, ou loi SINDE, est le pendant de la loi Création et Internet (HADOPI) en Espagne. Il est réellement significatif et gros de sens que cette proposition soit brocardée par une génération ne partageant pas les vues péremptoires et unilatérales de leurs dirigeants : ceux-ci, en effet, étant de plus en plus désireux quant à museler (civiliser objecteront certains) un moyen d'expression révolutionnant l'humanité à l’instar du papyrus et de l'imprimerie. Cet enjeu politique majeur accentue, si ce n'est exacerbe, les tensions pouvant exister entre les dirigeants et la couche la plus progressiste et industrieuse de leurs administrés.
Contestée tant par les utilisateurs lambda du monde d'Internet que par les experts en informatique, cette disposition législative a alimenté conséquemment le ressentiment d'une génération envers un corps politique peu avisé mais déterminé à réguler les technologies de l'information et de la communication. Précisons que ce débat on ne peut plus contemporain fut l'une des causes du départ de l'ancien Ministre des Affaires Étrangères Français, Bernard Kouchner, en désaccord avec l'orientation impulsée depuis l'Élysée. Le eG8 qui se tint à Paris les 24 et 25 mai 2011 porta sur cette thématique de régulation du réseau Internet et de la protection renforcée des droits d'auteur plutôt que sur l’innovation et les perspectives économiques. Un choix contestable lorsque l'on sait que le cabinet McKinsey dans son rapport 2011 sur les conséquences d'Internet et ses services sur l'économie Français évaluait son importance à près de 3,9% du PIB national pour l'année 2010.
Tout comme la loi HADOPI en France, (en réalité la loi n°2009-669 s’intitule « création et Internet », l'acronyme ne désignant que l'autorité administrative chargée de constater toute infraction en matière de propriété intellectuelle, la commission de protection des droits étant seule habilitée à décider de la sanction), la loi SINDE fut l'objet d'une véritable guérilla juridique avec un aboutissement assez singulier. En France le Conseil Constitutionnel retoqua très sérieusement le texte initial, obligeant le législateur à revoir sa copie pour passer in fine en force par l' emploi controversé des ordonnances par voie pénale. En Espagne, ce fut un avocat Barcelonais, Josep Jover, défenseur des PME liées à l'univers de l'informatique qui mit à bas l'un des responsables favorables à la loi SINDE : une victoire retentissante à l'encontre d'un homme et d'un organisme similaires aux sociétés de gestion des droits d'auteurs en France.
Or, cette victoire était imbriquée de manière extrêmement ténue au mouvement des indignados puisque dans le sillage de cette politique de lutte contre les lobbies favorisant des lois sur mesure grâce à leurs moyens financiers et leur pression constante sur les élus.
Autre cheval de bataille, la neutralité du net malmenée par des monopoles économiques la remettant en cause de manière de plus en plus insistante. Alors que le Président Barack Obama lui-même a encore récemment réitéré son attachement à ce principe, dont il sait combien il lui doit pour sa campagne présidentielle de 2008 où sa forte présence sur la toile ainsi que sa judicieuse exploitation lui permit la récolte d'une manne financière déterminante. Le Président Américain dans son plan de relance économique présenté en 2009 avait assorti les aides économiques aux acteurs économiques concernés par le développement d'infrastructures modernisées à l'expresse condition de respecter le principe de neutralité du net. Ce faisant, il enjoint la commission fédérale des communications (Federal Communications Commission) à édicter un ensemble de règles sur ce fondement : ledit texte ayant été adopté en décembre 2010. Barack Obama sut employer les réseaux de communication modernes et mettre à profit leur spécificité allant de l'intelligence collaborative à l'interactivité. De la même façon, le mouvement indignados, qui se présente comme citoyen, a trouvé une force de frappe démultipliée par l'emploi d’Internet, courroie des révolutions modernes. Peu surprenant dès lors que le chef de l'exécutif Américain s'en fasse l'ardent défenseur, passant le cas échéant à une stratégie plus offensive envers ses contempteurs.
Un attrait partagé par son homologue Russe Dmitri Medvedev, lui aussi réputé pour son inclination envers les nouvelles technologies, et qui en grand utilisateur de réseaux sociaux (LiveJournal principalement) a incité très vigoureusement ses collaborateurs et les gouverneurs à communiquer plus souvent avec leurs administrés par ces mêmes réseaux, et même à ouvrir des blogues pour énoncer l'avancement de leurs actions locales. Du reste et sur un plan plus juridique, au sortir du G8 s'étant déroulé à Deauville en mai 2011, il prononça un discours véhément en faveur d'une refonte du droit d'auteur adapté aux réalités numériques, fustigeant au passage ses collègues pour leur conservatisme. Il proposa peu après de donner force légale aux Creative Commons, ensemble de règles de propriété intellectuelle très souples issu du monde du logiciel libre, très prochainement dans le corpus législatif de la Fédération de Russie. Il réitéra par ailleurs cette ambition lors du récent G20 à Cannes de novembre 2011 en enjoignant derechef ses collègues à traiter cette problématique sous un nouvel angle. Pour information, Dmitri Medvedev fut professeur de droit avant d'exercer un mandat politique.
Apparaît de manière patente une véritable fracture entre deux mondes, celui de l'ancien et du nouveau. Internet cristallise des rapports de force traversant les champs de l'activité humaine.
Internet entre volonté de domestication et réalités techniques
La contrefaçon numérique qui ne saurait être assimilée, comme on le fait trop souvent, à un vol puisqu'il n'y a pas subtilisation du produit à son propriétaire mais duplication, amène les gouvernements à ébaucher des solutions de filtrage, voire de coupure de l'accès Internet. Ces mesures très décriées ont été désavouées par l'OSCE (organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) dans un rapport produit en juillet 2011, épinglant au fil de son analyse le fameux projet international ACTA (anticounterfeiting trade agreement) favorable à l'érection de murailles numériques pour lutter contre le piratage (le terme de piratage n'ayant aucune consistance juridique, il convient d'évoquer préférentiellement la notion de contrefaçon). L'OSCE estime que les mesures mises en place par plusieurs de ses États-membres sont manifestement disproportionnées : It is also noted that the development of so-called “three-strikes” legal measures to combat Internet piracy in a number of participating States is worrisome. These measures provide a “graduated response” resulting in restricting or cutting off the users’ access to the Internet in cases where a user has attempted to download allegedly illegal copyright protected material. The third strike usually leads to the user’s access to the Internet being completely cut off. This disproportionate response is incompatible with OSCE commitments on freedom to seek, receive and impart information, which are vital to democracy, and in fact are strengthened by Internet access.
Aucun angélisme dans cette véhémente défense d'un Internet hors de contrôle, qui résulte surtout du constat que l'innovation et la prospérité économique croissent autrement plus vite dans un environnement où peuvent s'exprimer les forces vives et créatrices d'un pays. Du reste, la sanction n'est pas éludée, ni délégitimée, ce sont les modalités envisagées ou promulguées qui ne sont pas adaptées à l'ère du numérique : la privation d'un accès Internet, outre les complications techniques incombant aux fournisseurs d'accès pour ne pas entraver le flux des données téléphoniques et audiovisuelles transitant par le même cable, est attentatoire à un grand nombre d'activités liées au réseau (du paiement des impôts à l'enregistrement sur des sites d'emploi en passant par les visioconférences). Pire, la démocratisation du 3G et bientôt du 3G+ sur les ordiphones permet de plus en plus aisément de contourner la sanction, voire d'imputer l'acte délictueux à autrui en se connectant encore plus aisément et de façon nomade à son accès WiFi (pas ou mal protégé).
La censure en amont de sites suspects par voie automatisée et sa mise en place en Australie comme en Allemagne n'a guère abouti à un succès probant puisque de nombreux sites tiers furent victimes du filtrage imposé unilatéralement. En Allemagne, après l'ancien Président Horst Köhler refusant d'apposer en novembre 2009 sa signature sur un projet de loi visant à instaurant le filtrage à l'échelon national, l'actuelle Ministre de la Justice Sabine Leutheusser-Schnarrenberger s'est exprimée en mars 2011 en défaveur du filtrage, préférant opter pour le signalement et la neutralisation des sites en infraction.
Quant à l'Australie, son gouvernement a préféré pour des considérations économiques remiser temporairement son système de filtrage en mai 2011, jugé trop onéreux pour les finances publiques en temps de contraction budgétaire.
Ces solutions concernent prioritairement la lutte contre la pédopornographie, cependant leur extension aux sites soupçonnés de contrefaçon est réclamée avec insistance par les sociétés détentrices de droits d'auteur.
Ajoutons que cette lutte contre la contrefaçon est employée de manière particulièrement matoise en certaines occasions par des autorités étatiques : ainsi le ministère de la justice Russe n'hésita pas sur cette base à initier des actions de police en 2010 envers des organisations non gouvernementales. Le tout au grand dam du géant informatique Microsoft qui voyait ses demandes initiales de lutte contre ses produits contrefaits lui porter un préjudice d'image bien que reposant sur une base légale. La firme de Redmond dut élaborer dans l'urgence un programme spécial de licence libre dans le cadre d'activités associatives.
Fin 2011, les parlementaires des États-Unis ont envisagé de voter la loi SOPA (Stop Online Piracy Act), dressant sur leurs ergots les acteurs majeurs de l'Internet tels Google, Yahoo, Facebook, Twitter, LinkedIn etc. Reproduisant à l'identique les forces en présence en d'autres pays entre tenants de la nouvelle économie numérique et tenants des anciennes activités liées à la propriété intellectuelle.
En outre, et devant ce mouvement de fond, certains pays telle l'Islande affichent au grand jour une velléité de se positionner comme de futures plate-formes offshore en matière d'activités liées à Internet . Comme le démontre l'adoption par l'Althing de l'Icelandic Modern Media Initiative en 2010.
Ainsi, face à des tentatives de contrôle, des projets de contournement se mettent déjà en place : les lois de régulation apparaissant non seulement malvenues par la défiance qu'elle suscite chez les utilisateurs comme les acteurs économiques, mais laissent aussi poindre une réelle inefficacité puisque généralement factuelles, lacunaires et datées technologiquement.
Nouvelle ère, nouveau modèle, nouveaux enjeux
Il est devenu patent au fil de ces dernières années que le cyberespace est un lieu de conflits : l'affrontement entre les partisans de modèles économiques surannés et les tenants de la nouvelle économie est là pour le démontrer. Les batailles liées à la propriété intellectuelle constituent une problématique majeure qui se pose avec d'autant plus d'acuité que les enjeux dépassent le seul contexte économique pour rejaillir sur le plan politique, voire géopolitique. Il est possible de conjecturer l'émergence d'un véritable phénomène anxiogène chez certains décideurs qui faute de comprendre et d'assimiler les opportunités de ce nouvel horizon, comportant il est vrai quelques chausse-trappes, se sont orientés vers des solutions onéreuses, complexes et à l'efficacité technique toute relative. A contrario, si les partis pirates oeuvrant pour faire émerger des solutions alternatives étaient jusqu'à présent dédaignés, les succès récents en Suède (avec l'envoi de deux députés Européens sous cette bannière) et de la surprise aux élections régionales de Berlin en septembre 2011, positionnant ce parti comme la quatrième force du Land, attestent d'une prise de conscience politique des problématiques soulevées. Cette « internationale » née en 2006 et présente dans 26 pays, est symptomatique d'un mouvement s'étendant à un stade international, comme l'atteste la présence de Slim Amamou, activiste du parti pirate Tunisien arrivé au pouvoir en tant que secrétaire d'État à la jeunesse et aux sports à la faveur de la révolution de Tunisie en début d'année 2011. Les liens entre les différents groupes pouvant être lâches mais persiste en filigrane de leur action la conscience d'appartenir à une communauté élargie au-delà des seuls horizons nationaux : une culture numérique transnationale pourrait-on se hasarder.
Il n'est pas anodin non plus que des hacktivistes tels que les Anonymous, qui menèrent souvent des actions symboliques et parfois des représailles très fortes commencèrent à prendre de la consistance au fil du temps et à radicaliser leurs actions. Leur signature demeurant sans équivoque : « We are legion, we do not forgive, we do not forget, expect us ». Ainsi le mentionne par un exemple représentatif Thomas Rid dans son article « Cyber War will not take place » : la société de sécurité informatique HBGary Federal qui menaça début 2011 de révéler nombre d'informations sur le groupe des Anonymous fut attaqué méthodiquement et agressivement par ces derniers. Les conséquences : défacement de site, vol de nombreux courriels confidentiels et suppression des fichiers compromettants pour les Anonymous. Un réel fiasco qui entacha sérieusement la notoriété de cet organisme privé au sortir de cette épreuve.
Le phénomène d'Occupy Wall Street qui a essaimé non seulement sur le territoire Américain mais aussi en d'autres lieux de par la planète, s'inscrit dans cette logique de contestation transitant par les réseaux numériques, et prioritairement sociaux.
Ainsi des Indignados à Anonymous en passant par Occupy Wall Street, il y a un lien relativement lâche mais existant quant à la défense d'une même culture liée à Internet et ses services ainsi que la volonté de changer le monde existant. Pour l'heure, la crise économique, financière, politique et civilisationnelle frappant le monde occidental aura propulsé Internet à la fois comme caisse de résonnance et adjuvant en faveur de ces mouvements contestataires.
Lutter ou accompagner ?
S'est amorcée au XXIème siècle en de nombreux pays une approche du phénomène Internet occasionnant malaise et sensation de décalage socio-temporel : peut-être serait-il temps de prendre acte d'un bouleversement technologique majeur et de synchroniser les pendules gouvernementales à l'heure du numérique? Et admettre qu'accompagner un mouvement de fond créateur de richesses et accoucheur d'élans créatifs est moins dispendieux que de lutter à son encontre à fonds perdus ?
NB : l'emploi du terme générationnel au sein du présent texte ne saurait être assimilé à une classe d'âge, il englobe préférentiellement l'ensemble d'une population ayant découvert et assimilé les opportunités offertes par Internet.
Bibliographie :
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An Introduction to New Media and Cybercultures, Pramod K. Nayar, Éditions Wiley-Blackwell, 2010.
Stratégies dans le cyberespace, ouvrage collectif sous la co-direction d'Olivier Kempf et de Stéphane Dossé, Éditions L'Esprit du Livre, 2011
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Cyber War will not take place, Thomas Rid, Journal of Strategic Studies, 2011.