Commission d'enquête sur les effets psychologiques des réseaux sociaux : le choc générationnel

 
La relation entre influenceurs français et élus dans le cadre de la commission d’enquête de l'Assemblée nationale sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs a établi qu'il existait un fossé générationnel que l'on pourrait opposer entre Digital Natives et Boomers, ou de façon plus élégante, entre nomades du monde virtuel et personnalités du monde institutionnel.
 
La commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, lancée en mars 2025, a mis en lumière les tensions entre deux univers culturels distincts : celui des influenceurs, figures emblématiques des Digital Natives, et celui des élus, souvent associés à la génération des Boomers. Présidée par Arthur Delaporte (Parti socialiste) et portée par le rapporteur Laure Miller (Ensemble pour la République), cette initiative se voulant transpartisane, adoptée à l’unanimité le 13 mars 2025, vise à comprendre les impacts de TikTok sur la santé mentale des jeunes et à proposer des régulations adaptées. Les auditions du 10 juin 2025, marquées par des échanges conflictuels avec cinq influenceurs – Alex Hitchens, AD Laurent, Julien et Manon Tanti, et Nasdas – ont cristallisé un décalage générationnel, révélant des visions divergentes sur la responsabilité, la régulation et l’essence même des réseaux sociaux.
Une commission d’enquête aux ambitions précises
 
Selon le site officiel de l’Assemblée nationale (cf source), la commission, composée de 30 députés, s’est fixé trois objectifs majeurs : 
 
  1. Analyser les mécanismes de captation de l’attention mis en œuvre par TikTok, notamment via son algorithme et ses formats courts, qui favorisent une consommation addictive.
  2. Évaluer les effets psychologiques sur les mineurs, incluant les risques d’addiction, de troubles de l’attention, de dépression, d’anxiété, ou encore d’exposition à des contenus inappropriés (violence, hypersexualisation, désinformation).
  3. Proposer des mesures concrètes pour protéger les jeunes utilisateurs, en renforçant la régulation des plateformes et en impliquant les acteurs du numérique, y compris les influenceurs.
La commission s'est donnée six mois pour rendre ses conclusions, avec un rapport attendu d’ici septembre 2025. Après son lancement, elle a organisé une consultation citoyenne en ligne, ouverte du 23 avril au 31 mai 2025, recueillant 2 500 contributions qui ont permis d’identifier des influenceurs jugés problématiques par le public. Elle a également réalisé des auditions, dont celle des représentants de TikTok France le 12 juin 2025, et prévoit des déplacements pour étudier les pratiques de régulation à l’international.

C'est là le pan institutionnel, et très normé des enquêtes parlementaires, sauf que le 10 juin, l'affaire allait être toute autre.
Les auditions du 10 juin : un choc des cultures
 
Les auditions des influenceurs, retransmises en direct, devaient être un moment clef, mais elles ont viré à la confrontation, illustrant le fossé entre deux mondes se regardant avec méfiance si ce n'est défiance. Ainsi, Alex Hitchens, ancien basketteur célèbre pour ses vidéos de coaching sur Instagram et TikTok (650 000 abonnés) et accusé de promouvoir des discours misogynes, a quitté abruptement l’audition en visioconférence après un échange tendu avec Arthur Delaporte, lançant un « Au revoir, bonne journée » qui a suscité des réactions indignées dans le landerneau politique. AD Laurent, ancien candidat de télé-réalité, a rejeté toute responsabilité, affirmant : « Si des élèves de CE2 accèdent à cette plateforme, c’est un problème de contrôle parental et de TikTok, pas de la mienne. ». Quant à l'influenceur Nasdas, fort de ses 9 millions d’abonnés sur Snapchat, il a déploré être « accusé » sans discussion sur l’algorithme, tout en minimisant ses revenus issus de TikTok. Enfin, Julien et Manon Tanti, couple de télé-réalité rendu célèbre par l'émission Les marseillais sur W9 et partageant depuis leur quotidien familial à Dubaï sur les plateformes Instagram et TikTok, ont dénoncé des « attaques gratuites ».

Côté élus, l’incompréhension était palpable. Laure Miller et Léa Balage El Mariky (EPR) ont exprimé leur sidération face à l’attitude des influenceurs, jugée irrespectueuse. Certains députés, peu familiers avec les codes des réseaux sociaux, ont peiné à cadrer les débats, qui ont parfois dérivé vers des questions générales sur les réseaux sociaux. Comme le note Le Figaro en son édition du 13 juin 2025, ces auditions ont révélé « un fossé entre deux mondes », amplifié par des différences générationnelles dans la perception de la responsabilité et du numérique.

Le différentiel générationnel : Digital Natives vs Boomers
 

Le site de l’Assemblée nationale souligne que 70 % des utilisateurs de TikTok en France ont moins de 24 ans, et que près d’un enfant sur deux âgé de 11 à 12 ans est inscrit sur la plateforme, souvent en mentant sur son âge. Cette réalité, familière aux Digital Natives, semble lointaine pour les Boomers, dont la moyenne d’âge des députés (environ 50 ans) reflète une expérience pré-numérique. Voici les principales divergences :

  1. Rapport à la responsabilité :
    Les influenceurs, immergés dans une culture de l’instantanéité et de la viralité, rejettent souvent la responsabilité de leurs contenus sur les plateformes ou les parents de leurs abonnés. Cette posture heurte les élus, habitués à un cadre légal où les acteurs sont tenus responsables de leurs actions. Arthur Delaporte a ainsi interpellé AD Laurent : « Vous ne pouvez pas vous exonérer de toute responsabilité alors que vos contenus touchent des millions de jeunes. » ;
  2. Compréhension des mécanismes numériques :
    Les influenceurs comprennent l'importance des algorithmes et leur dynamique au sein des réseaux sociaux. Par exemple, Nasdas a regretté l’absence de débat sur l’algorithme de TikTok, qu’il juge central dans la diffusion des contenus. Les élus, eux, se concentrent sur les effets visibles (addiction, contenus choquants) sans toujours saisir les rouages techniques. Le site de l’Assemblée note que la commission prévoit d’auditionner des experts en algorithmes pour combler ce déficit de compréhension ;
  3. Vision de l’influence :
    Pour les influenceurs, leur statut est une carrière légitime, souvent plus prestigieuse que celle d’élu. Il prendre ainsi en considération Nasdas qui a ironisé : « Énormément de gens rêvent de devenir influenceur plutôt que député. ». Les Boomers, attachés aux institutions, peinent à reconnaître cette légitimité, tout en étant choqués par le manque de respect des influenceurs. En vérité, il faudrait se demander si l'impertinence des influenceurs ne sont pas surtout le miroir grossissant d'un désaveu généralisé de la population (hors seniors) envers les parlementaires ;
  4. Perception des réseaux sociaux :
    Les Digital Natives valorisent les réseaux comme des espaces de créativité et d’inclusion. Les Boomers, eux, les perçoivent comme des sources de danger, amplifiant des contenus problématiques via des algorithmes opaques. Arthur Delaporte a tenté de nuancer, déclarant que « les réseaux ne sont pas purement négatifs », mais il est réellement dommageable que lorsqu'une personnalité politique s'exprime sur les réseaux, c'est la méfiance et la répression qui domine dans ses propos.
Vers une régulation concertée ?

Le site de l’Assemblée nationale nous renseigne sur les pistes envisagées par ladite commission :

  • Renforcement de la vérification de l’âge pour empêcher les moins de 13 ans d’accéder à TikTok (ce qui impliquerait la levée de facto et de jure du pseudonymat) ; 
  • Modération humaine accrue pour filtrer les contenus inappropriés, en complément des algorithmes (ce qui accentuerait le contrôle des contenus sur des critères légaux mais aussi moraux, au grand dam d'une vision libérale des réseaux) ; 
  • Obligation de réponse aux signalements pour responsabiliser les plateformes (ce qui est théoriquement le cas, or le souci est plus le délai de réponse que l'absence de réponse) ; 
  • Sensibilisation des jeunes et des parents via des campagnes éducatives (comme la société occidentale est dorénavant parcourue de messages soviétisants comme infantilisants, il est permis de douter de l'efficacité de celles-ci).
De façon plus prospective, les auditions ont laissé une piste pour que les influenceurs, bien que critiques, puissent jouer un rôle positif. Leur proximité avec les jeunes en fait des relais potentiels pour promouvoir des usages responsables. Seulement, est-il du ressort des influenceurs de se muer en éducateurs? N'est-ce pas plutôt le rôle de la famille ou des structures d'accueil (rappelons que l'école est en charge de l'instruction, et non de l'éducation contrairement à la dénomination erronée d'éducation nationale).

Un dialogue à poursuivre


Ces auditions du 10 juin, bien que chaotiques, ont posé des questions essentielles : comment réguler TikTok sans aliéner leurs utilisateurs, souvent âgés de moins de 30 ans ? Comment responsabiliser les influenceurs sans pour autant brider leur liberté d'entreprendre et d'expression ? Et surtout, comment combler le fossé entre des élus souvent déconnectés du numérique et une jeunesse façonnée par celui-ci ? L'équilibre va être très compliqué à trouver en raison des divergences de vue sur le médium mais aussi en raison d'un langage différent.
 
Pour que les recommandations soient efficaces, un dialogue dépassant le strict cadre temporel de l'enquête se doit d'être maintenu, et que les entrepreneurs et acteurs de ces plateformes, avec leur expertise des réseaux, doivent être intégrés aux discussions, tandis que les institutionnels, forts de leur expérience législative, doivent s’adapter aux réalités du numérique. Souhaitons que comme le souligne le site de l’Assemblée, la commission s’appuie sur des contributions diverses – citoyens, experts, acteurs du numérique – pour élaborer une régulation équilibrée, si tant est qu'une énième régulation soit réellement nécessaire...
Le rapport final, attendu en septembre 2025, sera un test décisif pour combler et non élargir ce fossé générationnel.

PS : De manière subsidiaire, l'on constatera que plus le temps passe, plus les commissions d'enquête parlementaires sont moquées par les intéressés. Si certains audités « jouent » encore le jeu, c'est plus par politesse et éducation que par respect de la loi. À méditer sur la déliquescence du pouvoir législatif dans un pays estampillé démocratique comme la France.

Assemblée Nationale, Les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, 16 Janvier 2025, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/effets_psychologiques_tiktok_mineurs